Souveraineté nationale, intelligence économique et juridique, procédures extraterritoriales : derrière le débat sur l’avocat en entreprise, des enjeux stratégiques et un équilibre à trouver avec le secret professionnel et l’indépendance des avocats, notamment, et la protection des intérêts des entreprises françaises. Revue de détail des dialectiques en présence.
L’avant-projet sur l’avocat en entreprise dont la version finale doit être présentée fin février/début mars prévoit notamment une expérimentation de 5 ans du statut d’avocat salarié dans certains barreaux. Le salarié ne pourra pas plaider pour son entreprise ni exercer de fonctions judiciaires. Une passerelle serait mise en place pour permettre aux juristes exerçant depuis 5 ans d’obtenir ce statut. Ce statut permettrait aux avis et consultations destinés à l’entreprise de bénéficier de la confidentialité, sans toutefois que le juriste d’entreprise ne puisse le rendre opposable à son employeur. En cas de perquisition, l’avocat salarié pourra s’opposer aux saisies des avis juridiques ainsi protégés par la confidentialité.
Faisant suite aux condamnations de plusieurs entreprises françaises liées notamment à l’application des lois extraterritoriales américaines, ce projet vise à renforcer l’attractivité de la France et la compétitivité de ses entreprises en dotant les entreprises d’une protection de ses avis juridiques. Lors de l’Assemblée Générale de la Conférence des Bâtonniers, Eric Dupond-Moretti, a ainsi déclaré que « l’impossibilité de l’avocat d’exercer en entreprise entrave le développement économique de la France ». Il a insisté sur le fait que ce n’était qu’un avant-projet préalable à une phase de réflexion et s’est déclaré ouvert à une autre option : l’introduction et la généralisation du legal privilege, permettant de garantir la confidentialité des consultations.
Dans un communiqué datant du 15 janvier, les 4 principaux syndicats d’avocats de France ont déclaré leur opposition à la création de l’avocat en entreprise : « il ne saurait être question de créer ni d’imposer ce nouveau statut qui n’a rien à voir avec un avocat. »
Dans une motion votée le 22 janvier, le Conseil National des Barreaux a, quant à lui, déploré que « le gouvernement persiste à imposer à la profession une réflexion sur son avenir dans des délais contraints » et « refuse de statuer dans l’urgence sur un projet incomplet renvoyant à des textes dont il n’a pas eu intégralement communication et qui portent sur des enjeux majeurs de la profession d’avocat ». La motion adoptée à plus de 70 % souligne que le CNB « s’est déjà opposé à plusieurs reprises à la création d’un statut d’avocat salarié en entreprise », dénonce « notamment l’atteinte inacceptable que le projet communiqué porterait à l’indépendance de l’avocat et à son secret professionnel » « exige le retrait de ce projet » et « s’oppose à la création, même à titre expérimental, d’un statut d’avocat salarié d’une entreprise tel que préconisé dans cet avant-projet ».
Lors de la Conférence des Bâtonniers qui s’est tenue le 29 janvier dernier, sa présidente, Hélène Fontaine, s’est exprimée avec force contre le projet : « nous ne voulons pas d’un sous avocat, d’un avocat diminué, d’un barreau à 2 vitesses, d’un secret professionnel bafoué, d’une déontologie au rabais (…) Pourquoi nous imposer un sujet que vous savez clivant pour la profession dans un laps de temps aussi court et dans le cadre d’une expérimentation pour tenter de le rendre acceptable ? Nous n’avons rien demandé. Le rapport Perben l’a écarté. Une expérimentation qui dure cinq ans n’est plus une expérimentation ».
Des avocats bien conscients des enjeux de souveraineté qui étayent cet avant-projet de loi. Rappelons ainsi que le CNB a signé, en 2019, une convention de partenariat avec la Direction générale des entreprises (DGE) sur l’intelligence économique. Avec pour objectifs de sensibiliser cette profession à la sécurité économique et de favoriser les échanges avec les administrations (avec le service de l’information stratégique et de la sécurité économiques, dit SISSE, notamment).
Le Conseil de l’Ordre du barreau de Paris a, quant à lui, indiqué dans une délibération adoptée le 19 janvier « son intérêt à poursuivre la réflexion sur le sujet », intérêt conditionné à « des modifications de l’avant-projet de loi de nature à garantir le respect des principes fondamentaux qui gouvernent la profession d’avocat, dans le cadre d’un groupe de travail susceptible d’échanger avec l’ensemble des parties prenantes. ». Les bâtonniers Marie-Aimée Peyron et Olivier Cousi ont rappelé que le barreau serait volontaire pour cette expérimentation.
En outre, dans une motion votée le 27 janvier, Paris Place de Droit, à l’unanimité de ses membres fondateurs (le Tribunal de Commerce de Paris, le Barreau de Paris, la CCI Paris, l’ICC, l’AFJE, Paris Arbitration, l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne et le Cercle Montesquieu) a déclaré soutenir le pré-projet de loi : « Ce statut contribue à renforcer la compétitivité de la France, l’attractivité du droit français, et à protéger les entreprises françaises des mesures extraterritoriales. L’introduction de ce legal privilege à la française garantira la protection contre la saisie et la divulgation de ces avis et analyses dans des procédures civiles, pénales, ou administratives, dès lors qu’ils portent la mention « avis juridique confidentiel ». Le legal privilege est un système qui concourt à la promotion du droit dans la vie économique et renforce la position des juristes d’entreprise vis-à-vis du management. ». Pour Jacques Bouyssou, secrétaire général de Paris Place de Droit : « ce projet est essentiel pour la compétitivité de la France. »
Marc Mossé, président de l’Association Française des Juristes de France (AFJE) s’est confié sur son ressenti lors d’un webinar le 2 février dernier .
Il a insisté à plusieurs reprises sur la nécessité du dialogue pour faire aboutir un projet sur lequel plus de 10 rapports ont été rendus en 40 ans. Il y a eu, par ailleurs, plusieurs tentatives législatives depuis 2015. Marc Mossé a rappelé qu’il existait une attente forte de la part des entreprises sur ce sujet comme l’a démontré la pétition signée en 2015 par plus de 150 dirigeants : « aujourd’hui, s’ouvre le temps du dialogue et de la concertation et nous l’espérons le temps pour dégager un consensus. L’enjeu est celui de la confidentialité, ce n’est pas une revendication corporatiste, mais bien une opportunité pour protéger nos avis et consultations et renforcer le droit dans l’entreprise. Nous sommes à un moment charnière pour notre profession et pour le droit en France. En marchant main dans la main, en mettant sur la table les craintes et interrogations, nous pouvons avancer. Choisissons collectivement l’option la plus indiquée pour la protection des entreprises, l’attractivité de notre territoire, ce n’est pas un enjeu secondaire, c’est la place de la communauté des juristes comme acteurs de l’Etat du droit. »
Selon lui, la confidentialité est indispensable pour renforcer l’attractivité de la France : « dans les grandes économies mondiales, la France est l’un des rares pays où cette confidentialité n’est pas reconnue aux juristes d’entreprises. La France est donc en situation de faiblesse. C’est pour nous juristes et avocats une chance pour faire de la France une terre de droit encore plus affirmée » et protéger nos intérêts : « dans beaucoup de pays comme en Belgique où il y a la protection des avis juridiques des juristes d’entreprise, le droit est pleinement utilisé comme un outil stratégique. Le droit est un élément de confiance. On veut davantage de confiance pour pouvoir faire notre travail. Certains pays se servent du droit comme un outil stratégique. Nous avons peut-être été naïfs. »
Il insistera également lors des discussions sur la non-discrimination entre juristes : « Nous ne voulons pas d’un projet et d’un nouveau statut quel qu’il soit, qui d’une manière ou d’une autre, discrimine entre juristes d’entreprises. Nous ne voulons pas de sous-juristes. Il y a dans l’avant-projet, une clause qui ne nous satisfait pas, car elle est malthusienne, elle ne permettrait pas à tous les juristes remplissant les mêmes critères de bénéficier de la confidentialité. Elle est telle que rédigée quasiment inapplicable, car elle ne correspond pas à la réalité du droit en entreprise. Cela créerait des discriminations entre entreprises et n’irait pas dans le sens du projet. Le premier avant-projet donnait l’impression de ne parler que des avocats salariés en entreprise. Dans son discours devant la Conférence des Bâtonniers, Eric Dupond-Moretti a rééquilibré les choses en parlant de doter les juristes d’entreprises du legal privilege. »
Il a également tenté de rassurer les avocats sur la valeur ajoutée apportée par ce statut : « Il ne s’agit pas de concurrencer les avocats mais de renforcer la communauté juridique. Dans beaucoup de pays avec une forte communauté juridique, le marché du droit est plus fécond. Le renforcement des directions juridiques renforcera leur pouvoir de prescription. Les avocats y gagneront également. Il est important qu’ils l’entendent. Il ne s’agit pas pour nous de travailler avec des clients externes, d’aller plaider à leur place. L’enjeu est de mettre les entreprises françaises à égalité des armes de leurs compétiteurs. »
« Sur la plaidoirie, les avocats peuvent être tranquilles, ce n’est pas le sujet, c’est ailleurs que se porte le lieu de la discussion.. De plus, il est d’ailleurs prévu qu’il soit exclu de développer une clientèle personnelle. Il s’agit de protéger les avis juridiques donnés à l’entreprise en tant que salarié de l’entreprise. Cela a toujours été clair dans les combats précédents. »
La déontologie est l’un de points de friction du côté des avocats comme l’a souligné Hélène Fontaine lors de l’AG de la Conférence des Bâtonniers : « Comment envisager qu’en cas de rupture de son contrat de travail, un avocat se retrouve devant le conseil des prud’hommes et que l’on puisse, au besoin, se tourner vers le bâtonnier si des obligations déontologiques sont visées ? ».
Sur ce point, Marc Mossé a tenu à rappeler que s’il « existait un lien de subordination, il y a une indépendance fonctionnelle et intellectuelle qui est rappelée par le code de déontologie des juristes. Le premier date de 1986 et a été révisé en 1994. Ces éléments sont souvent ignorés et il est important de le rappeler. En outre, le droit social protège les juristes. On ne verrait pas un licenciement au motif qu’un juriste aurait rendu un avis qui déplairait à la direction générale. Si l’option retenue est celle de l’avocat salarié en entreprise, certains avocats souhaiteraient que le bâtonnier soit impliqué dans certains dossiers liés à l’application du contrat de travail. Cette question ne se posera pas si l’option retenue est celle du juriste doté de la confidentialité, sur le modèle belge. »
Certes, des équilibres sont à trouver pour respecter les spécificités notamment déontologiques des avocats. Mais les débats en commission des lois et en séance, en lien avec la Chancellerie, permettront de placer les bons curseurs. Les enjeux en termes de compétitivité, à l’heure de la judiciarisation de la vie économique, exigent une convergence.
Pour aller plus loin
La Chancellerie avance sur l’avocat en entreprise et le legal privilege, Dalloz Actualité
L’avocat génétiquement modifié ou quand la fin justifie les moyens, Le Monde du Droit
Juristes d’entreprise, la confidentialité des avis doit s’appliquer, Les Echos, 16 février 2021